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Medea

© Sanne Peper

D’après Euripide – Texte et mise en scène Simon Stone, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où le spectacle est présenté – en néerlandais surtitré.

C’est la présence de deux enfants d’une dizaine d’années, qui au point de départ et avant que la lumière ne baisse, attire l’attention du spectateur en train de s’installer. L’un est à demi allongé le long d’une corbeille à l’avant-scène, l’autre en bord de plateau, ils vont et viennent. Prologue.

Quand le rideau se lève il dévoile un immense plateau blanc où le sol se fond dans le mur de scène, glacier ou désert à perte de vue, mirage ou psyché, le blanc éblouit. L’horizon se confond avec le sol, la terre avec le ciel. A mi-hauteur un écran où les visages sont repris en gros plan monte et descend, et sert parfois de limite ou de séparation.

Acte 1 scène 1, le retour d’Anna. Dans la famille, Anna, la mère, sort d’un hôpital psychiatrique pour avoir tenté d’empoisonner son époux, Lucas, infidèle, postulat de départ chez Simon Stone. Femme apparemment ordinaire dans une vie ordinaire, Anna rentre et Lucas son (ex) époux l’accueille avec bienveillance, admire une toile qu’elle a peinte et la complimente. On la croit guérie, une seconde chance lui est offerte. Comme une mouette aux ailes blessées elle tente la séduction, espère retrouver l’amour et reconstruire une vie familiale, avec les deux enfants. « Ce soir tu es à moi » dit-elle à Lucas, « je vais te reconquérir. » L’homme est chercheur dans un labo et selon elle « plus amoureux de ses éprouvettes que d’elle.» Elle y travaillait aussi. Et la conversation dévisse quand elle se risque à la question qui la brûle : « Tu l’as revue ? » Elle, c’est Clara, vingt-quatre ans, fille de Christopher, directeur du labo, devenue la nouvelle compagne de Lucas et belle-mère appréciée des enfants. L’arrivée d’Anna perturbe le fragile édifice. A la garde de leur père, les enfants essaient d’approcher leur mère et sont vite pris dans un conflit de loyauté. Passionnés d’images, ils tournent un court métrage et se serrent les coudes. Autour de Médée tout le monde s’inquiète, à commencer par Marie-Louise, assistante sociale chargée de l’accompagner dans sa réinsertion. Le patron du labo, futur beau-père de Lucas, la désavoue et lui demande de rendre son badge d’accès aux espaces de travail. Elle supplie mais il n’y a plus de place pour elle, ni familialement ni professionnellement.

Et l’histoire avance, jour après jour, les relations se dégradent. Une partie de ballon entre Anna et ses fils apporte un semblant d’insouciance, mais Anna boit et la bouteille, avec laquelle elle fait semblant de jouer lui est confisquée. Des déchirements ponctuent ses rencontres avec Lucas. Elle pense à un nouvel emploi dans la vente de livres, et fait lecture d’une scène cruelle : l’histoire d’une femme qui pendant le sommeil de son homme lui coupe le pénis et le jette par la fenêtre. Des connotations sexuelles ponctuent le spectacle. La dégradation de ses relations avec Lucas, pleine de non-dits sur le sexe – qu’elle qualifie de sexto, mi-texto mi-sexejustifie sa tentative d’assassinat. Une des premières questions qu’elle lui lance, à son arrivée : « Tu ne penses plus au sexe ? » Lucas lit Les Métamorphoses d’Ovide, les enfants jouent, traversant le plateau de cour à jardin en roulant sur un fauteuil de bureau. Marie-Louise interroge les garçons sur leurs relations avec Anna et avec Clara. La vie comme elle va, hier comme aujourd’hui. Rien de solennel, rien de mythique.

Trois semaines plus tard… affiché sur écran. Anna ne se réveille pas pour emmener les enfants à l’école, ils la pressent et tentent de la sortir de ses brumes. Pris en étau entre la supporter, la rejeter et la fuir, Lucas essaie de composer. Il annule le voyage aux Iles Fidji prévu avec Clara. Anna essaie de faire pencher la balance en sa faveur. Elle passe un deal avec Lucas : je signe la demande de divorce si « tu me baises ». Il décline, lutte, mais elle ne lâche rien, évaporée et mythomane. Après le passage à l’acte en coulisses et l’arrivée des garçons qui filment la scène, après l’agressivité d’Edgar à l’égard de son père (« Je te hais… ») et le visionnage des ébats devant Clara qui ne laisse rien paraître de son amertume devant Anna, l’étau se resserre et le drame avance. La montée dramatique est vertigineuse.

Deux jours plus tard… Une cendre fine et noire tombe des cintres et petit à petit fait tâche au centre du plateau blanc. Une discussion s’engage entre Anna et Clara pour la garde des enfants : «  Je les ai gardés, je les ai élevés dit la jeune femme. » Clara tente de déjouer la stratégie d’Anna, blessée au poignet après une probable tentative de suicide. Son état se dégrade, elle suit son destin, derniers sursauts avant l’horreur. Anna et Lucas se retrouvent sous la cendre qui continue de tomber. Elle, ne le lâche toujours pas. Alors il abat d’autres cartes et annonce que Clara est enceinte. Hystérique, Anna jette un cri et pleure comme une petite fille. Lui l’immobilise, la parole échangée a valeur de règlement de comptes, rythmée par la logorrhée d’Anna qui donne coup pour coup : « Nous faisions semblant d’être heureux… Nous n’aurions pas dû avoir les enfants, après tu ne me baisais plus… La première fois que j’ai couché avec toi… tu me faisais des cadeaux, tu t’arrangeais pour me rencontrer à la cantine… Tu m’as volé ma carrière… Je t’ai appris à penser… Tu baisais avec la chef de labo je le savais mais j’ai eu le tort de tomber amoureuse de toi…. Tout ce que tu me dois… Prendre les enfants, une mauvaise idée. » Tous deux sont dos au public et se tournent le dos. Elle, se roule dans la cendre.

Nouvelle tentative de se désengager pour Lucas qui annonce sa nomination comme chef de projet en Chine, son départ le lendemain avec Clara et les enfants. Les garçons passent comme des ombres. « Je ne vais pas te laisser faire » dit Anna « Je le peux j’ai la garde des enfants » répond Lucas. Le soir, les enfants partent dîner avec leur mère pour la soirée d’adieux, des enfants à remettre à leur père le lendemain midi. Puis tout bascule, Clara est tuée par Anna d’un coup de couteau dans la gorge, dans la mise en scène ce sont les enfants, mains innocentes, qui versent le sang. S’ensuit une image forte de Clara et de son père, main dans la main, face au public. Puis les appels téléphoniques incessants d’Anna à Lucas préparant son départ. Excédé, pendant un temps il ne décroche plus. Quand il le fait tout est achevé, le geste est accompli. Les enfants sont couchés sur les cendres. Anna les recouvre et continue à parler dans le vide. « Je pensais te sauver, Lucas… J’ai tout sacrifié à ton bonheur.» Puis elle raconte le meurtre : « Devant la télévision je leur ai donné un médicament, je les ai embrassés, ils se sont endormis… Ils seront heureux là où ils vont. » La lumière vire au rose orangé très pâle, couleur indéfinissable des aurores ou de l’au-delà. Marie-Louise poursuit le récit alors que l’immeuble est en feu. Lucas arrive et reste en état de sidération devant les flammes. Zoom sur les corps calcinés. L’écran descend, Lucas reste désespérément seul, de l’autre côté du mur de l’incompréhension.

On est à la fois loin et proche de Médée et de la mythologie, par l’écriture qui ici traverse le quotidien. Le geste de mise en scène est d’une grande force et justesse. Simon Stone s’est inspiré du cas de Deborah Green qui l’avait saisi et fasciné dans les années 90, pour construire son récit. La montée de la tension est très progressive jusqu’au paroxysme tragique et à la déchirure finale. Une musique sourde souligne et soutient les moments les plus sauvages. Résolument contemporaine, cette Médée offre une relecture du mythe, d’une intelligence et d’une sensibilité rares. Les acteurs du Toneelgroep d’Amsterdam – théâtre que dirige Ivo van Hove, où fut créée la pièce en décembre 2014 – sont justes dans les différents registres qui vont du quotidien à la tragédie grecque, et justement dirigés.

Né à Bâle de parents australiens, Simon Stone s’installe en Europe à partir de 2015, adapte et monte les grands textes comme Tchekhov, Ibsen, García Lorca et Wedekind. Il développe un travail fondamentalement collectif, interrogeant le théâtre et cherchant de nouvelles formes, ce qu’il fait et qu’il réussit si bien avec l’infanticide Medea, la mythique, l’intemporelle. Il ré-écrit le mythe et le transpose dans l’ordinaire avec un talent fou qui laisse à la tragédie tout son sens.

Brigitte Rémer, le 22 juin 2017

Avec : Fred Goessens (Herbert) – Aus Greidanus jr. (Lucas) – Marieke Heebink (Anna) – Eva Heijnen (Clara) – Bart Slegers (Christopher) – Jip Smit Fas Jonkers (Marie-Louise). En alternance, les enfants : Faas Jonker ou Rover Wouters, Edgar – Poema Kitseroo ou Stijn van der Plas, Gijs – Traduction Vera Hoogstad, Peter Van Kraaij – dramaturgie Peter Van Kraaij – scénographie Bob Cousins – lumière Bernie van Velzen – son Stefan Gregory – costumes An D’Huys.

Du 7 au 11 juin 2017 – Odéon/Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 – Métro Odéon et RER B Luxembourg – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40